Bordé par le souffle du fleuve du Niger, aux ondes nuancées d’ocre et de vert, l’ancienne fabrique de Coton (Cmdt) de Ségou vibre sous les tons de l’Afrique. Convertie en sanctuaire de l’art, le lieu accueillait à bras ouverts du 1er au 9 février des artistes de tous bords pour le festival sur le Niger 2019, Ségou’Art, au Mali. Evénement engendré et managé par Mamou Daffé, ingénieur culturel malien, et parrainé par Abdoulaye Konaté, l’une des grandes figures des arts plastiques du pays.

Les bâtiments industriels de la Cmdt, bruts et authentiques, accoutumés à la douceur du coton, l’une des ressources premières du pays, se prêtent parfaitement aux prouesses artistiques. Des expositions d’œuvres et d’installations investissent les bâtisses et les espaces ouverts, et s’étendent jusque sur les bords du fleuve où la grandeur de la nature apprivoise la création bienveillante. Le festival intègre, chaque soir, des spectacles musicaux locaux et d’ailleurs, et son passage coïncide avec la foire d’artisanat malien. Une semaine où l’ivresse des percussions fait écho aux fragrances des manguiers mêlées aux succulences en devenir du poisson fraîchement pêché.

Assuré par des experts internationaux, autour de la vie artistique, un programme de conférences, d’ateliers et de master class s’est organisé au centre culturel de Koré à Ségou. De la critique d’art aux méthodes de levées de fonds, en passant par le statut de l’artiste en Afrique, les thèmes soulèvent et les discussions stimulent avec force l’importance de la promotion des arts et de la culture en Afrique. Sur la toile du monde, le Mali brille de ses couleurs confondues à celles de ses invités (Tunisie, Seychelles, Haïti, Bénin, Maroc, Sénégal, Mali, Cameroun, Congo, etc.), faisant émerger le geste du changement.

La Tunisie s’est démarquée par une forte présence artistique représentée, d’un côté, par le collectif Interférences, promoteur de nombreux projets sur les arts de la lumière ; et, de l’autre côté, par «l’Emouvance des Emouvants», le nouveau courant d’art africain, fondé en Tunisie par Sadika Keskes, la célèbre artiste souffleuse de verre et directrice de la Galerie Alain Nadaud. Ce courant, ouvert sur l’univers, faisant l’apologie du beau et l’éloge de l’émotion, aspire à conquérir le monde dans sa chair grâce à l’art émanant de la beauté unique extasiée par le vrai, et se projette dans une nouvelle Ere artistique, au-delà des frontières de l’art dit «contemporain». L’effervescence tunisienne, initiée par Wadi Mhiri, artiste visuel tunisien, de par son intégration dans le comité d’organisation du festival en tant que scénographe, s’anime avec un peu plus d’une vingtaine d’artistes, tous mobilisés pour contribuer à faire fleurir l’art dans la terre-mère, ainsi que quelques acteurs culturels de renommée internationale ayant conféré, tels que Rachida Triki, philosophe et critique d’art, Achref Chargui, musicien et directeur des Journées musicales de Carthage et Sadika Keskes.

«L’Emouvance des Emouvants», ayant gagné Ségou, une semaine avant le festival, vit en immersion totale dans la vie ségovienne. Les artistes, installés au cœur d’un quartier de la ville, dans une villa près d’un marché typique, se délectent de la simplicité et de l’authenticité exceptionnelle. Au-delà des routes ébréchées et de la poussière légère imprégnant les airs, jaillit la vie chatoyante et pénétrante. Les lieux, disposés en véritable fourmilière, rallient le paradoxe d’une anarchie harmonieuse. Ainsi, les marchés, premiers endroits de prédilection, regorgent d’images où le temps s’arrête sur l’enracinement des femmes, assises par terre, enlaçant leurs enfants et vantant dans un langage énergique leurs légumes, fruits et autres produits nourris par l’amour, première source d’inspiration des émouvants.

Ces derniers, gambadant en katakatani (tok tok local), s’activent aux rythmes des émanations de l’être, entité imposante à Ségou. Le tout est de reconstruire en profondeur, en chacun, cette intimité verdoyante de l’art et de créer son sillage de lumière dans les âmes. A la Cmdt, la galerie dédiée à l’Emouvance, ancien dépôt de graines de coton, voit ses murs habités par six travaux d’art plastiques et son seuil de porte investi par la performance «l’être est. Le mien est vivant».

Les sept œuvres présentées sont collectives, depuis la genèse de l’idée jusqu’aux dernières dispositions en place. Nourries par un puissant esprit de partage artistique et alimentées de la forte conjugaison des pouvoirs de création des artistes**, chacune accouche de son être, par la chaleur embrasée des mains scrupuleuses. Conçues à partir de techniques mixtes, le tissage prédomine, renforçant le lien entre l’œuvre et celui qui la regarde. Agencés en chaînes et trames, les matériaux croisent le terrestre et le céleste et nouent l’essence inconsciente à la vie existentielle dans un mouvement de va-et-vient vigoureux.

La peinture s’incruste aussi dans la chair à vif des toiles, faisant exploser les couleurs et dessinant subtilement les ombres pour atteindre la limite de l’irréel et frôler la barrière confuse du mythe et de la réalité. Au centre de l’exposition, la «révélation de l’être» trône sur le piédestal. Recouvrant ses six émotions (la joie, la peur, le dégoût, la colère, la surprise et la tristesse), matières de sa créativité, l’humain renoue avec son être pour pouvoir retrouver sa vérité profonde et agir en créateur, moteur d’évolution et de progression des sociétés.

A travers l’installation «Nœuds d’émotions sans col» constituée par un tissage de cravates, les six émotions aux couleurs éclatantes déferlent comme une vague, terrassant un pouvoir politique impuissant devant celui de l’être. Ce dernier se libère et s’émancipe dans les toiles subtilisées par une nudité féminine intrigante. Les regards des femmes détournés du frontal laissent transparaître leurs êtres, dépourvus d’artifices, exposant leurs vulnérabilités à la lumière et abolissant ainsi toute forme de peur. La mise à nu est totale et exprime une ferme volonté d’atteindre l’alètheia et de bannir totalement la doxa. Plusieurs questions émergent à la surface et viennent semer dans les esprits égarés les prémices de réponses. Le dialogue sur l’être surgit, transperçant le ciel étincelant d’étoiles de Ségou, la performance est lancée. Disposés en cercle, autour d’un feu, les artistes, accompagnés de personnes du public, brisent le silence en déclamant leurs interrogations et en tissant, aux fils de laine, les croyances limitantes qui ligotent l’être.

Dans l’espace-temps de l’émouvance, chaque parcelle est un appel aux sens de l’être-résident en l’humain, lui permettant de s’approprier les œuvres. De par une fluidité visuelle vibrante, l’invitation est ouvertement annoncée au toucher des matériaux et des fibres et au goût et aux fragrances de l’enfance, procurés par les cachets-émotions, concoctés artisanalement avec des arômes naturels. Dans les airs, flotte l’être, cette petite voix tapie parfois dans les obscurités, contenu souvent dans les détails de l’existence; l’extirper d’un oubli devenu quasi-automatique par les lourdeurs sociales et l’autocensure est le salut de toute âme se voulant être libre. Car de la liberté naît le pouvoir de création, pilier de responsabilité. L’univers où s’épanouit une créativité foisonnante n’a plus de place pour les noirceurs et moins encore pour l’obscurantisme exacerbé et éphémère.

La nuit regagne Ségou, bercée par le crépitement du charbon, réchauffant de son embrasement les veilleurs. Une nuit chargée de créativité, invoquant le ciel de la paix.

Neïla Mhiri
**Artistes participants aux œuvres: Khaled Abida, Ikram Ben Brahim, Saif Ben Hammed, Hichem Ben Khélifa, Hamadi Ben Neya, Sabrine Ben Ouali, Mahmoud Bouchiba, Hamza Fetni, Mouna Fradi, Nourhène Ghazel, Houcem Ghorbel, Houda Ghorbel, Sadika Keskes, Chawki Lahmar, Yosr Messaoud, Takoua Mned, Marwen Trabelsi, Imene Wadhene. Commissaire de l’exposition : Neïla Mhiri.

Article initialement paru sur La Presse Tunisienne : http://www.lapresse.tn/component/culture/?task=article&id=159496